Histoire et Avenir du VIN ROUGE D'ALSACE

Les sources historiques mentionnent régulièrement du vin rouge alsacien. Son histoire est révélatrice des évolutions et des mutations nombreuses de l'Alsace. Découvrons au fil de cet article, l'histoire et l'avenir du Vin Rouge d'Alsace et tout particulièrement du Pinot Noir.

"La Sainte Famille", Martin Schongauer, vers 1480-1490, Kunsthistorisches Museum Wien
"La Sainte Famille", Martin Schongauer, vers 1480-1490, Kunsthistorisches Museum Wien

Der Rebbau des Elsass

Le Chanoine Médard Barth dans son ouvrage de référence publié en 1958 "Der Rebbau des Elsass" cite de nombreux inventaires de caves d'abbayes ainsi que des registres des dîmes prélevées par l’Église. Ces sources essentielles aux historiens mentionnent régulièrement du vin rouge alsacien durant tout le Moyen Âge. Le chanoine Barth consacre dans le chapitre 3 un paragraphe entier à la question du "Rotweinbau im Lauf der Zeiten" soit "la culture du vin rouge au fil du temps" pages 81 à 84. 

Pour le grand historien de la vigne et du vin alsacien, pas de doute, le meilleur vin rouge est produit au Moyen Âge en Alsace et il s'agit du Pinot Noir. Il en veut pour preuve le panneau du peintre et graveur colmarien Martin Schongauer, la Sainte Famille, peint vers 1480-1490 et conservé dans la Gemäldegalerie du Kunsthistorisches Museum Wien : "Zur Frage, ob es im Elsass des Mittelalters rote Edelweinsorten gab, steuert Martin Schongauer (* 1491), der berühmte Colmarer Künstler, ein Bilddokument bei, das völlige Klarheit schafft. Es handelt sich um das die HI. Familie darstellende Gemälde worauf die Gottesmutter sitzend erscheint. Sie hält den Knaben in der Rechten, für den sie eine Beere aus einer roten Traube pflückt. Diese, wie auch die schwarzrot leuchtenden Trauben, welche in einem geflochtenen Körbchen liegen, stellen eine Edelsorte dar, wie wir sie heute noch im Elsass kennen. Das zeigt schon ein flüchtiger Blick. Sowieso durfte für ein Geschenk an das Gotteskind nur das Beste, was der elsässische Weinberg bot, in Betracht gezogen werden. Dass auch Künstler zur Lösung geschichtlicher Probleme gelegentlich beitragen können, ist eine Feststellung, die wahrlich Beachtung verdient." - "Sur la question de savoir s'il existait des cépages rouges nobles en Alsace au Moyen Âge, Martin Schongauer, le célèbre artiste colmarien, apporte une "image documentaire" d'une totale clarté. Il s'agit du panneau représentant la Sainte Famille dans laquelle apparaît la Mère de Dieu assise. Elle tient dans sa main droite l'enfant pour lequel elle cueille une baie d'un raisin rouge. Ceux-ci, ainsi que les raisins noir-rouge vif qui reposent dans un panier tressé, représentent un cépage noble que l'on connaît encore aujourd'hui en Alsace. Même un rapide coup d’œil le montre. En tout cas, seul le meilleur de ce que le vignoble alsacien pouvait offrir pouvait être considéré comme un don à l'enfant de Dieu. Le fait que les artistes puissent occasionnellement contribuer à résoudre des problèmes historiques est une affirmation qui mérite véritablement attention."

Les Rotetraublin : boni vini rubei

Au Moyen Âge, les vins élaborés à partir de "Rotetraublin" c'est à dire de raisins rouges étaient très appréciés et valaient souvent plus cher que les vins blancs, cependant il existe très peu de sources à ce sujet. 

L'historienne Odile Kammerer dans son ouvrage "Entre Vosges et Forêt-Noire : Pouvoir, terroir et villes de l’Oberrhein. 1250-1350" évoque de nombreuses sources dans le Chapitre II "Espace rural et vignoble" comme : "Le vin rouge était sans doute prédominant, d’après Karl Müller, sur la rive droite du Rhin mais il connaissait aussi une grande extension en Alsace. Après l’abandon, en 1335, de la vie communautaire à Murbach, chaque prébendier reçut un foudre de vin blanc et un de rouge. De ses vignes à Mittelwihr, entre Ribeauvillé et Riquewihr, c’est-à-dire dans la quintessence du vignoble, le chapitre de Saint-Dié percevait comme cens annuel douze ohm de vin rouge. Les exemples abondent qui stipulent les redevances ou les dîmes en vin rouge et si possible en "boni vini rubei" c'est à dire en bon vin rouge. D’après Lucien Ehret, les coteaux de Guebwiller auraient été plantés exclusivement de vin rouge, même si les villages tout proches connaissaient et fabriquaient le blanc depuis le XIIIe siècle. Lequel passait pour meilleur (melior) et figurait au titre des vins nobles (nobilis, edel)."

Odile Kammerer, « Progression du vignoble alsacien aux XIe et XIIe siècles», in Atlas historique d'Alsace, www.atlas.historique.alsace.uha.fr, Université de Haute Alsace, 2012
Odile Kammerer, « Progression du vignoble alsacien aux XIe et XIIe siècles», in Atlas historique d'Alsace, www.atlas.historique.alsace.uha.fr, Université de Haute Alsace, 2012

Une autre preuve de l'importance du vin rouge en Alsace sont les statuts de 1403 concernant le commerce du vin à Ribeauvillé qui précisaient que le vin devait rester "tel que le Seigneur l'a fait mûrir aux vignes" car de nombreux vins étaient falsifiés pour transformer le vin blanc en vin rouge par des ajouts de baies colorées. 

La première mention du cépage KLEBER ou CLEVNER

BOCK Hieronymus ou Jérôme (1498-1554) Botaniste, théologien et médecin a écrit le "Kreütterbuch". Edité à Strasbourg en 1539 et suivi de nombreuses rééditions avec des planches gravées par David Kandel. Cette version date de 1595, BNU Strasbourg
BOCK Hieronymus ou Jérôme (1498-1554) Botaniste, théologien et médecin a écrit le "Kreütterbuch". Edité à Strasbourg en 1539 et suivi de nombreuses rééditions avec des planches gravées par David Kandel. Cette version date de 1595, BNU Strasbourg

Hieronymus ou Jérôme BOCK (1498-1554) Botaniste, théologien et médecin mentionne dans son Kreütterbuch édité à Strasbourg en 1539 puis de nombreuses fois réédité différents cépages dont les "muskatell, traminer, riesling, kléber (clevner), grünfränkirch, Schwarzlampers, Lombardisch". On retrouve dans cet ouvrage pour la première fois la mention du cépage "kléber" ou "clevener" qui est utilisé dans notre région pour décrire le cépage Pinot. Il s’est longtemps raconté que l’origine du nom "clevener" proviendrait de la ville nord-italienne de Kleven ou Chiavenna et que des mercenaires suisses germanophones auraient ainsi nommé le cépage à leur retour au pays. Mais, ce terme est plus ancien car on retrouve la mention "Clauener" ou "Klebroth" soit Pinot Noir dès 1318 dans les archives de l’abbaye impériale cistercienne de Salem, édifiée aux environs du Lac de Constance. 

L'histoire du Pinot Noir se confond avec celle des monastères clunisiens et cisterciens qui contribuèrent à la plantation et à la diffusion de ce cépage voyageur. Le Pinot Noir à l'instar du Pinot Blanc et Gris porte de très nombreux noms en fonction des régions dans lesquels il est cultivé : Plant fin, Pinot fin, Noirien dans le Jura, Blauburgunder ou Clevener en Suisse alémanique, Spätburgunder en Allemagne, Burgunder Rote en Alsace...

Moines Cisterciens travaillant la vigne. Au Moyen Âge, l’histoire du Pinot se confond avec celle des monastères clunisiens et cisterciens qui contribuèrent à la sélection de ce cépage. Miniature XIIIe siècle, Cambridge University Library
Moines Cisterciens travaillant la vigne. Au Moyen Âge, l’histoire du Pinot se confond avec celle des monastères clunisiens et cisterciens qui contribuèrent à la sélection de ce cépage. Miniature XIIIe siècle, Cambridge University Library
Vitrail du Temple Saint-Etienne de Mulhouse met en scène une grappe géante rouge rapportée de la terre promise ( vers 1330/ 1440)
Vitrail du Temple Saint-Etienne de Mulhouse met en scène une grappe géante rouge rapportée de la terre promise ( vers 1330/ 1440)

Pour en savoir plus sur l'histoire du Pinot en Alsace, je vous invite à consulter mon article : La fabuleuse histoire du Tokay Pinot Gris Alsacien ainsi que le dossier "le Pinot un cépage noble sous la loupe" écrit par le spécialiste des cépages l'ampélographe suisse José Vouillamoz dans DIVO, revue N°94, Juin 2023. 

Le Pinot un excellent dossier du spécialiste des cépages José Vouillamoz, DIVO n°94, Juin 2023
Le Pinot un excellent dossier du spécialiste des cépages José Vouillamoz, DIVO n°94, Juin 2023

1395 : L'ordonnance de Philippe le Hardi préconise le Pinot Noir

A partir du XIVe siècle, les Ducs de Bourgogne, propriétaires de nombreux vignobles, connaissent une grande prospérité économique et politique. Le vin de Bourgogne devient un attribut de leur puissance et de leurs richesses, symbole de goût et de raffinement. Pour préserver cette réputation prestigieuse, les Ducs de Bourgogne élaborent la première politique vitivinicole de l’HistoireEn 1395, Philippe le Hardi rédige une ordonnance qui fonde les principes d’un vignoble de qualité. Son édit fait connaître deux décisions importantes : l’interdiction du Gamay (cépage généreux et résistant, qui donne un vin de consommation courante, abondamment produit par les petits vignerons) et la préconisation du Pinot Noir (cépage au rendement plus faible qui donne des vins plus complexes, pouvant être exportés hors de Bourgogne)

Fort de cette évolution, le vignoble bourguignon gagne encore en qualité. Son rayonnement s’intensifie. Bientôt, le Pinot Noir de Bourgogne est servi à la table du Roi de France et à celle du Pape en Avignon. Cette prestigieuse boisson représente un atout politique de choix, dont les Ducs savent tirer parti. Le vin de Bourgogne conquiert peu à peu toute la haute société européenne, de la noblesse à la bourgeoisie, ouvrant de formidables débouchés commerciaux. L'Alsace se positionna rapidement sur ce nouveau marché florissant. 

Catherine de Bourgogne, née à Montbard en 1378 et morte le 26 janvier 1425, est la fille du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Mariée à Léopold d'Autriche. Elle gouverna personnellement à partir de 1406 les possessions des Habsbourg en Alsace.
Catherine de Bourgogne, née à Montbard en 1378 et morte le 26 janvier 1425, est la fille du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Mariée à Léopold d'Autriche. Elle gouverna personnellement à partir de 1406 les possessions des Habsbourg en Alsace.

Les Ribeaupierre, seigneurs de Ribeauvillé et propriétaires de vignobles prestigieux deviennent les fers de lance de la production de grands Pinots Noirs en Alsace. En 1399, Maximin Ier de Ribeaupierre est nommé échanson de Philippe le Hardi duc de Bourgogne puis administrateur de l’Alsace pour l’Autriche en 1406. Il arriva très vite à un tel degré de puissance qu’il fut sérieusement question de son mariage avec Catherine de Bourgogne Duchesse d’Autriche et régente du landgraviat de Haute-Alsace, veuve de Léopold IV de Habsbourg dit le Superbe, duc d’Autriche. Cette dernière née à Montbard en 1378 est la fille du premier Duc Valois de Bourgogne Philippe le Hardi et de Marguerite de Flandre. 

Grâce au mécénat de Catherine de Bourgogne, il est toujours possible d'admirer une magnifique clé de voûte à la Collégiale de Thann représentant un Bacchus émergeant de la vigne.  ( photographie : 8/11/2022)
Grâce au mécénat de Catherine de Bourgogne, il est toujours possible d'admirer une magnifique clé de voûte à la Collégiale de Thann représentant un Bacchus émergeant de la vigne. ( photographie : 8/11/2022)

Femme puissante, Catherine de Bourgogne gouverna personnellement à partir de 1406 les possessions des Habsbourg en Alsace et joua un rôle majeur dans l'administration et le développement de ce qui deviendra l'Autriche Antérieure. Son projet de mariage avec Maximin de Ribeaupierre n'eut pas lieu mais les relations entre les Ribeaupierre, la maison de Bourgogne et la maison des Habsbourg furent renforcées. L'historien Georges Bischoff a consacré un article du Nouveau Dictionnaire de Biographie alsacienne à Catherine de Bourgogne, il est intéressant de le lire attentivement. 

Catherine de Bourgogne pratiqua un mécénat important à la Collégiale de Thann entre 1422-1425. Le blason personnel de Catherine de Bourgogne entouré de feuilles de vigne figure en bonne place dans  la Collégiale de Thann. (photographie 8/11/2022)
Catherine de Bourgogne pratiqua un mécénat important à la Collégiale de Thann entre 1422-1425. Le blason personnel de Catherine de Bourgogne entouré de feuilles de vigne figure en bonne place dans la Collégiale de Thann. (photographie 8/11/2022)

Catherine de Bourgogne pratiqua un mécénat important à la Collégiale de Thann entre 1422-1425 (vitraux du Choeur et chapelle de la Croix). On peut notamment admirer dans la Chapelle de la Croix (non ouverte au public) deux magnifiques clés de voûte qui illustrent remarquablement les relations fortes que Catherine de Bourgogne et sa famille ont développé avec le monde du vin : son blason personnel entouré de feuilles de vignes et un extraordinaire Bacchus émergeant de la vigne. André Walgenwitz, a récemment mis à l’honneur les princesses qui ont inscrit durablement leur empreinte sur la pierre ou leur blason sur les clés de voûte de la collégiale de Thann.

Et au milieu du "Jardin de Paradis" se trouve un verre de Pinot Noir ...Ce magnifique panneau est attribué au Maître du Haut Rhin, un peintre anonyme du gothique tardif, actif dans la région de Strasbourg au début du XVI siècle.
Et au milieu du "Jardin de Paradis" se trouve un verre de Pinot Noir ...Ce magnifique panneau est attribué au Maître du Haut Rhin, un peintre anonyme du gothique tardif, actif dans la région de Strasbourg au début du XVI siècle.

Catherine de Bourgogne est également susceptible d'avoir offert dans les années 1410-1420 un magnifique panneau de dévotion intitulé "Le jardin du Paradis - Das Paradiesgärtlein" à Claranna von Hohenburg, la prieure du premier couvent de Dominicaines réformées de Teutonie qui se trouvait à Schoenensteinbach (Wittenheim) en Alsace. Au centre du panneau, on peut observer un gobelet à pastilles de couleur vert-jaune à moitié rempli d’un liquide rouge : du pinot noir alsacien très surement !

Pour en savoir plus : voir la thèse de Doctorat de Nicole Chambon, Les fleurs et les oiseaux du Jardin du Paradis de Francfort (1410-1420), 2011

C’est à Vieux-Thann au pied du vignoble du Rangen que l’on peut admirer un magnifique vitrail datant de 1466. Les différents panneaux présentent une très grande diversité de cépages et notamment des raisins rouges, noirs, blancs et gris.
C’est à Vieux-Thann au pied du vignoble du Rangen que l’on peut admirer un magnifique vitrail datant de 1466. Les différents panneaux présentent une très grande diversité de cépages et notamment des raisins rouges, noirs, blancs et gris.

L'Alsace se positionne rapidement sur ce nouveau marché florissant

En 1429, le neveu de Catherine le jeune Duc de Bourgogne Philippe le Bon crée à Bruges l’ordre nobiliaire de la Toison d’Or. Le Pinot Noir bourguignon devient vite la boisson privilégiée des chevaliers de l’Ordre. Ce vin d’élite coule à flots durant le Banquet du Faisan (1454). En 1517, Guillaume II de Ribeaupierre porta le nom de la Maison des Ribeaupierre au firmament de la gloire en devenant Chevalier de l’Ordre de la Toison d'Or. Cette entrée dans un cercle très fermé de 51 Chevaliers ancra la dynastie des Ribeaupierre dans le Gotha international. Devenus les meilleurs ambassadeurs des vins produits en Alsace, les Ribeaupierre édictent en 1520 un règlement qualité  : la "Rebbauordnung" de Ribeauvillé qui mentionne "raisins blancs, raisins nobles et raisins communs" mais ne détaille pas encore les cépages. Les Ribeaupierre deviendront les fers de lance de la production de  Pinot Noir en Alsace. Plusieurs de leurs anciennes propriétés en gardent la mémoire tels les "Herrenreben" à Wihr-au-Val, encore aujourd’hui grand terroir de Pinot Noir.

Les armoiries des Ribeaupierre avec le Collier de l'Ordre de la Toison d’Or au sommet de la Tour des Bouchers à Ribeauvillé
Les armoiries des Ribeaupierre avec le Collier de l'Ordre de la Toison d’Or au sommet de la Tour des Bouchers à Ribeauvillé

Le Burgunder Rote ou Rouge de Bourgogne devient un cépage noble en Alsace et bénéficie du soutien de prestigieux promoteurs

En 1575, le Magistrat de Riquewihr publie dans son "Ordonnance sur la viticulture" la liste des cépages autorisés : "Avec l’autorisation de la Régence Princière de Wurtemberg, nous avons décrété que sous peine d’amendes prévues personne, ni bourgeois, ni étranger n’ait l’audace de planter dans la banlieue de Riquewihr d’autres cépages que ceux mentionnés ci-après : Gentil blanc, Gentil rouge, Muscat blanc et rouge, Pinot blanc, rouge et gris, Lampersch ou Lombard. Les autres cépages quels que soient leur nom sont formellement interdits". Il s’agit là d'une des premières mentions du Pinot Noir, le "Bourgogne Rouge - Burgunder rote", considéré comme noble. 

En 1618, éclate en Bohême un conflit entre catholiques et protestants qui s’étend à tout l’Empire et atteint trés vite l’Alsace qui devient un des principaux champs de bataille de la guerre de Trente ans. Terreur et misère, pillages et destruction se succèdent jusqu’en 1640. Au moins la moitié de la population des campagnes a disparu. Il faut faire appel à des nouveaux venus qui vont relancer l’économie viticole mais qui n’ont pas le savoir-faire des anciens. Afin de veiller à la qualité des cépages plantés, de nombreux règlements sont édictés. Ainsi, en 1630, à Riquewihr, le bailli seigneurial des Wurtemberg fit savoir au magistrat de la ville qu’à Ribeauvillé le comte de Ribeaupierre avait ordonné à tous les habitants d’arracher les pieds de vigne dits "vulgaires". Et le bailli exhorte le Magistrat de Riquewihr de ne pas relâcher sa vigilance car "ici plus qu’ailleurs" il faut maintenir la qualité du vignoble. Il rappela que seuls les cépages suivants étaient autorisés à Riquewihr : "le chasselas blanc et rouge ; le muscat ; le pinot blanc, gris et rouge." 

Le Pinot Noir du Prince Max

Le Prince Max grand promoteur des Pinot Noir de Wihr-au-Val - Ce très beau tableau est à découvrir dans la salle rouge de l'Hôtel de Ville de Ribeauvillé
Le Prince Max grand promoteur des Pinot Noir de Wihr-au-Val - Ce très beau tableau est à découvrir dans la salle rouge de l'Hôtel de Ville de Ribeauvillé

Le Prince Max (1756-1825), Prince Palatin, Duc de Deux-Ponts, Comte de Ribeaupierre devenu Roi de Bavière en 1806 et grand-père de l'Impératrice Sissi, de l'Empereur François-Joseph, des Rois de Prusse, de Saxe et des Pays-Bas a fait la promotion des vins de Ribeauvillé et de Wihr-au-Val à travers toute l'Europe notamment en tant que colonel propriétaire du régiment d'Alsace "le Royal Alsace". Les soirées arrosées que le jeune prince organisait au château de Ribeauvillé sont réputées. Les convives étant notamment conviées autour du "Grand Hanap" d'argent des Ribeaupierre pouvant contenir 3 litres de vin. Ce magnifique Hanap aujourd'hui conservé à la Schatzkammer de la Résidenz de Munich comportait un gobelet et un dé en argent, ce qui permettait de nombreux jeux de dégustation. 

Le "Grand Hanap en argent des Ribeaupierre " pouvait contenir 3 litres de vin. Ce magnifique Hanap conservé à la Schatzkammer de la Résidenz de Munich comportait un gobelet et un dé en argent, ce qui permettait de nombreux jeux de dégustation.
Le "Grand Hanap en argent des Ribeaupierre " pouvait contenir 3 litres de vin. Ce magnifique Hanap conservé à la Schatzkammer de la Résidenz de Munich comportait un gobelet et un dé en argent, ce qui permettait de nombreux jeux de dégustation.

Le Prince Max est alors une des personnalités les plus célèbre en Alsace. Formé par Frédéric Pfeffel (le frère du poète colmarien). Maximilien s'installe à Strasbourg où il devient vite très populaire (il y accueille Mozart). Il est initié à la franc-maçonnerie et accède très vite au plus haut grade de la loge franco-germanique "la candeur" dont la devise est "faire avancer le bonheur de ses semblables". Ses réceptions brillantes nécessitent l'expédition de grandes quantités de vins rouges issus des vignobles seigneuriaux. Les seigneurs de Ribeaupierre appréciaient tout particulièrement le Pinot Noir qu'ils cultivaient aux "Herrenreben" à Wihr-au-Val depuis le XVe siècle. Ce grand terroir aux sols composés de granites décomposés de Kaysersberg, caillouteux et sablonneux, et riches en fer façonne des pinots noirs charpentés et riches en arômes. La vente des biens nationaux et la dispersion des biens seigneuriaux va porter un long coup d'arrêt à la mise en avant de tels "vins de terroir" qui auront perdus leurs prestigieux promoteurs. 

Les Herrenreben grand terroir de Wihr-au-Val qui repose sur des granites décomposés de Kaysersberg, caillouteux et sablonneux, et riches en fer offre des Pinot Noir charpentés, concentrés et riches en arômes à découvrir au Domaine Schoenheitz
Les Herrenreben grand terroir de Wihr-au-Val qui repose sur des granites décomposés de Kaysersberg, caillouteux et sablonneux, et riches en fer offre des Pinot Noir charpentés, concentrés et riches en arômes à découvrir au Domaine Schoenheitz

Le déclin des vins rouges alsaciens entre le XVIIIe et le XXe siècle

Même si le Pinot Noir reste encore réputé en Alsace au XVIIe siècle il n'est alors qu'un des cépages parmi tous ceux qui sont cultivés. Il bénéfice néanmoins d'une reconnaissance qualitative particulière. 

Elisabeth Clémentz dans son article "Les antonins d'Issenheim, la vigne et le vin" mentionne la faiblesse de production de vin rouge et signale que en 1711, "Les antonins mettent en cave 45 foudres de vin blanc pour 3 foudres de rouge, l'année suivante le rapport est de 36 pour 2." 

Le médecin Georges-Henri BEHR explique en 1748 dans son  « Traité de matière médicale » que « le Vin de Rouffach Rouge est depuis très estimé et considéré comme le meilleur. »

Le jeune médecin Guillaume FAUDEL écrit en 1780 une remarquable étude "VITI-CULTURA RICHOVILLANA" sur la viticulture à Riquewihr qui mentionne la grande qualité du "Rothe oder Schwartz, Auvernas Rouge, Noirien, Pinaut, fin noir de Toulon & Klebner"

Le Moréote, vulgairement Burgunder Rote ou Pinot par STOLTZ Jean-Louis, Ampélographie rhénane, 1852
Le Moréote, vulgairement Burgunder Rote ou Pinot par STOLTZ Jean-Louis, Ampélographie rhénane, 1852

L'ampélographe d'Andlau également médecin chirurgien militaire et viticulteur, Jean-Louis STOLTZ (1777-1869) consacre en 1852 un long chapitre au "Moréote"  nommé ainsi car on le croyait provenir de Morée en Grèce. Ce cépage qui porte de nombreux noms était également vulgairement signale Stoltz nommé "Burgunder Rote" ou "Pinot à l'intérieur de la France". Dans son "Ampélographie rhénane : ou, Description caractéristique, historique, synonymique, agronomique et économique des cépages les plus estimés et les plus cultivés dans la vallée du Rhin, depuis Bâle jusqu'à Coblence, et dans plusieurs contrées viticoles de l'Allemagne méridionale", Stoltz signale la haute valeur de ce cépage et indique les lieux où les meilleures qualités se récoltaient : Ottrott et Saint Léonard, Scherwiller, Dieffenthal, Kintzheim, Turckheim, Ammerschwihr, Riquewihr, Ribeauvillé, Rodern, Kientzheim, Kaysersberg, Jungholtz. L'auteur souhaite encourager les vignerons a privilégier les cépages de qualité. Il est intéressant d'observer la liste des souscripteurs de l'ouvrage et on pourra constater qu'il s'agit des acteurs les plus engagés vers la qualité. 

L'historien Jean-Michel Boehler, dans son ouvrage "Une société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789)" mentionne page 705 "Force est de constater qu'au cours du XVIIIe siècle la primauté du vin blanc sur le vin rouge ne cesse de se renforcer".

Cependant, les cépages rouges sont toujours cultivés en Alsace ainsi en 1867, Adolphe Sattler (1820-1873) de Riquewihr nous rapporte l'historien Claude Muller dans La Plume et la Vigne, aux éditions Reber énumère les cépages plantés dans sa commune. Pour les "cépages noirs"  donnant du vin rouge sont ainsi énumérés : le pinot noir ou burgunder rothe ou rothlaeubler, le thalrothe ou grünlaeubler, le bayonner ou bayonnais, le meunier ou freisslinger, enfin le gamet. 

Cependant au fil des crises politiques, économiques et viticoles qu'a connu l'Alsace après la Guerre de Trente ans et ce jusqu'en 1945, l'habitude de produire des vins rouges ne subsista plus que dans quelques localités : Ottrott, Rodern, Saint-Hippolyte ou Marlenheim sont les plus connues. 

Le Rouge d'Ottrott
Le Rouge d'Ottrott

Médard Barth précise dans "Der Rebau des Elsass" page 480 que l'ordonnance sur les Vins d'Alsace du 2 Novembre 1945, autorise pour la production de Vin Rouge le Pinot noir fin (Burgunder) ainsi que les autres Pinots, et pour le Clairet ou Schillerwein  (vin rosé) le Pinot Meunier.

L'année 1969 marque le déclin du Pinot Noir en Alsace réduit à 2 % de la production régionale. Cependant, c'est au même moment que commence sa renaissance. En effet, il est le seul cépage rouge à être autorisé en Alsace lors de la mise en place de l'AOC ce qui lui assure une pérennité. 

Le retour des Rouges de terroir en Alsace

le clos de la faille est une parcelle d’un hectare exclusivement exploitée par le domaine Albert Mann. Seul le pinot noir y est planté et l’environnement y est protégé. La géologie complexe de cette parcelle est le résultat de plusieurs sédimentations.
le clos de la faille est une parcelle d’un hectare exclusivement exploitée par le domaine Albert Mann. Seul le pinot noir y est planté et l’environnement y est protégé. La géologie complexe de cette parcelle est le résultat de plusieurs sédimentations.

Depuis les années 2000, de nombreux vignerons retrouvent de l'intérêt au Pinot Noir, essentiellement parce qu'il entre dans l'élaboration du Crémant blanc de noirs et du Crémant rosé, dont les productions connaissent une croissance sans précédent. C'est ainsi qu'en 2018, le Pinot Noir atteint les 10% de surface plantée en Alsace. 

Cependant, les Pinot Noirs d'Alsace étaient alors encore trop souvent considérés comme uniquement légers et fruités et très souvent mal connus. 

Aujourd'hui les Pinot Noir d'Alsace se déclinent en 3 versions : Les Pinot Noir d'Alsace Rosé, des vins rosés légers et désaltérants ; les Pinot Noir d'Alsace Rouge légers, des vins rouges finement fruités et les Pinot Noir d'Alsace Rouge, des vins charpentés, intenses. 

René Muré est un des grands précurseurs du renouveau du Pinot Noir de terroir en Alsace -  La cuvée "V" du Domaine Muré  : V comme Vorbourg hisse très vite ce Domaine à la pointe des Grands Rouges.
René Muré est un des grands précurseurs du renouveau du Pinot Noir de terroir en Alsace - La cuvée "V" du Domaine Muré : V comme Vorbourg hisse très vite ce Domaine à la pointe des Grands Rouges.

Un article intitulé Pinot Noir à la recherche du calcaire et des sols ferrugineux publié sur le site internet du Syndicat des Vignerons Indépendants d'Alsace (SYNVIRA) nous explique que de nombreux vignerons alsaciens ayant observé qu'ils disposaient de terres adaptées à la production de Pinot Noir de terroir, ont cherché à mieux comprendre les relations terroir - Pinot Noir.

Voici des extraits de cet article : "Partis de l'observation que très souvent les terroirs à Pinot Noir avaient une continuité historique sur des lieux bien précis, et qu'il paraissait vraisemblable que si ce cépage était encore présent des siècles plus tard, ce n’était pas par hasard. Malheureusement, le fil de la connaissance s’étant rompu, il fallu tout reconstruire. Des études ont été ainsi menées sur des terroirs réputés pour favoriser certains grands vins rouges, et d’autres de grands vins blancs. L’idée était de savoir s’il existait dans la composition géologique des sols des éléments spécifiques que l’on trouvait dans un cas et pas dans l’autre. Selon l’étude menée par le syndicat viticole gérant, notamment le Grand Cru Vorbourg (Rouffach), la conclusion est simple : pour obtenir de grands vins rouges, la présence de fer dans un sol largement pourvu en calcaire est nécessaire. « Le fer est indispensable à la polymérisation des tanins et des anthocyanes », relève l’étude. Sans ces composants, le recours aux technologies représente un cache-sexe qui ne dissimule pas longtemps la réalité : trop de boisé sur un vin manquant de matière, par exemple, n’évitera ni l’astringence ni l’assèchement de la bouche. « Le Pinot Noir a besoin de terroirs ferrugineux en cours de déminéralisation, une roche vieille type primaire, précambrien », ajoute Marc Kreydenweiss (Andlau). « Ce ne sont pas les techniques de macération, d’extraction, de contrôle des températures, etc., qui donnent aux vins rouges leur personnalité. L’idée même du rouge est associée à l’identité forte d’un terroir », complète Jean-Paul Schmitt (Scherwiller). 

A partir des années 2010, dans nombreux domaines alsaciens, la relève consacre une grande énergie pour renouer les fils de la tradition ancestrale des rouges en Alsace. Ces vignerons de terroirs convaincus qu’il faut un terroir bien précis et des méthodes de culture très exigeantes pour élaborer de grands rouges, portent également une grande attention à la sélection de leur végétal notamment par de très belles sélections massales de pinots noirs bourguignons et en multipliant les essais (comme varier les porte-greffes et rechercher un maximum de diversité des pieds via un travail d’échange avec leurs collègues vignerons). Un grand soin est également apporté à l’élevage des vins rouges (extraction de type infusion, peu d'opérations, levures indigènes, pas de collage, utilisation de barriques, demi-muids de haute qualité…)

Les vendanges 2022 sont celles qui vont faire naître les premiers Pinot Noir Grand Cru Alsaciens sur le Kirchberg de Barr et le Hengst de Wintzenheim.
Les vendanges 2022 sont celles qui vont faire naître les premiers Pinot Noir Grand Cru Alsaciens sur le Kirchberg de Barr et le Hengst de Wintzenheim.

C'est ainsi que les Pinot Noir d'Alsace issus de grands terroirs présents dans notre région permettent à de nombreux vignerons de nous offrir des Rouges d'Alsace d'excellence. A tel point que de plus en plus de voix se sont élevées pour réclamer la modification des réglementations afin autoriser l'appellation Pinot Noir sur de nombreux Grands Crus alsaciens. Ainsi, les producteurs de Pinot Noir sur les Grands Crus Vorbourg, Kirchberg de Barr et Hengst ont déposé un dossier en 2015 qui demandait à l'INAO la reconnaissance du cépage sur ces trois grands crus. Après examen des demandes, les vendanges 2022 sont celles qui vont faire naître les premiers Pinot Noir Grand Cru Alsaciens sur le Kirchberg de Barr et le Hengst de Wintzenheim. 

D'autres pistes sont également explorées par les vignerons de terroir alsaciens comme l'association du Pinot noir, Gris, Rouge et la plantation d'autres cépages dont la Syrah ... à suivre 

"Quand il te faut plus de Force, Feu, Fer, Furstentum" - Pinot Noir F 2015 du Domaine Paul Blanck à Kientzheim
"Quand il te faut plus de Force, Feu, Fer, Furstentum" - Pinot Noir F 2015 du Domaine Paul Blanck à Kientzheim

Plus que jamais, les Rouges d'Alsace de Terroir gagnent en profondeur et en intensité. Ils expriment les singularités de leurs terroirs respectifs. Il est des endroits qui possèdent une énergie particulière. Bien souvent, ce sont des lieux où la culture de la vigne remonte à très loin. Dans ces lieux-dits, les racines de la vigne captent les nuances des éléments du sol et du sous-sol et en restituent la salinité et la minéralisé dans le raisin puis dans le vin.

Parcourons ensemble les grands terroirs d'Alsace à la recherche de ces lieux si particuliers ....Plus d'histoires dans vos grands vins : je vous propose des visites guidées suivies de dégustations géo-sensorielles sur demande contactez-moi 

Le vignoble rouge de Saint-Hippolyte s’étend sur les pentes sud de la commune. Le Domaine Marcel Deiss nous invite à découvrir la profondeur et la complexité des Rouges d'Alsace de Terroir.
Le vignoble rouge de Saint-Hippolyte s’étend sur les pentes sud de la commune. Le Domaine Marcel Deiss nous invite à découvrir la profondeur et la complexité des Rouges d'Alsace de Terroir.

Sources et bibliographie :

GRILLON Guillaume, GARCIA Jean-Pierre et LABBÉ Thomas, "Le très loyal pinot : itinéraire d’un cépage mythique de la Bourgogne", in Revue Crescentis, Revue Internationale d'Histoire de la Vigne et du Vin, 2019.

LABBÉ Thomas, "À propos d’une nouvelle découverte : quelques réflexions sur l’apparition du pinot dans les archives bourguignonnes (1366)", in Revue Crescentis, Revue Internationale d'Histoire de la Vigne et du Vin, 2019.

CHAUVIN Benoît., "L’ordre de Cîteaux, les vignes et le vin en Bourgogne et au-delà ", Histoires et images médiévales : les cisterciens, n° 12, 2008, p. 24-35.

DION Roger, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, Paris, 1959.

BARTH Médard, Der Rebbau des Elsass und die Absatzgebiete seiner Weine, 2 vol., Strasbourg-Paris, 1958.

STOLTZ Jean-Louis, Ampélographie rhénane ou Description caractéristique, historique, synonymique, agronomique et économique des cépages les plus estimés et les plus cultivés dans la vallée du Rhin, depuis Bâle jusqu'à Coblence, et dans plusieurs contrées viticoles de l'Allemagne méridionale, 1852, Mulhouse

WOLFF Christian, "Le vignoble" in Histoire de l’Alsace rurale, Société Savante d’Alsace, Istra, Strasbourg, 1983.

KAMMERER Odile, "Le vignoble alsacien du VIIe au XIXe siècle", in Atlas historique d'Alsace, www.atlas.historique.alsace.uha.fr, Université de Haute Alsace, 2012.

KAMMERER Odile, Entre Vosges et Forêt-Noire : Pouvoir, terroir et villes de l’Oberrhein. 1250-1350, Paris : Éditions de la Sorbonne, 2001

CLÉMENTZ Elisabeth, "Les antonins d'Issenheim, la vigne et le vin", dans Les fruits de la récolte, études offertes à Jean-Michel Boehler, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007

MULLER Claude, La Plume & La Vigne, Reber Editions, 2014

BOEHLER Jean-Michel, Une société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), Strasbourg, Presses Universitaires, 1994

VOUILLAMOZ José, "Le Pinot Noir, un cépage noble sous la loupe", DIVO n°94, juin 2023


Caroline CLAUDE-BRONNER

fondatrice de Chemins Bio en Alsace , guide conférencière diplômée en Histoire, fille de vignerons alsaciens, passionnée par sa région, vous propose ses services de guidage et d'accompagnement dans la bonne humeur et le respect de l'environnement pour tout public, du junior au senior.