Une aventure pétillante : La longue et belle histoire des effervescents d'Alsace

Le succès du Champagne qui dès le XVIIIe siècle développe une image de produit haut de gamme et de luxe stimule le développement de la production de vins effervescents en Moselle et en Bourgogne [1] mais aussi en Alsace et ce dès le début du XIXe siècle.

L’arrivée des maladies de la vigne à partir des années 1850 [2] ainsi que le contexte géopolitique particulier de l’Alsace concernée par trois guerres et fortement impactée par les nombreux changements de nationalité et de taxes douanières qui y sont liées vont bousculer le vignoble alsacien obligé à de constantes adaptations. La longue et belle histoire des effervescents d'Alsace en est une brillante illustration, ils porteront au fil du temps différents noms : Champagne, Champagner, Mousseux, Sect, Sekt, Schaumweine, Méthode champenoise, Méthode traditionnelle et finalement depuis 1976 Crémant d'Alsace. Revenons ensemble sur cette aventure pétillante.

Etiquette de Mousseux d'Alsace de Jean Dirler, années 1880 (famille Dirler-Cadé)
Etiquette de Mousseux d'Alsace de Jean Dirler, années 1880 (famille Dirler-Cadé)

Dès le milieu du XIXe siècle, la première commercialisation importante de vin d'Alsace en bouteilles est celle des vins effervescents aussi appelés "Mousseux" ou "Schaumweine". [3] Un article publié en 1901 dans "Das Reichsland Elsass-Lothringen, Landes und Ortsbeschreibung" [4] détaille la situation : "Vins effervescents. — Ces derniers temps, diverses tentatives ont été faites en Alsace pour champagniser les vins du pays. Il y a quelques années, MM. Audéout à Avolsheim et Montbrisson à Molsheim ont obtenu d'assez bons résultats dans ce sens au Finkenhof, qui est magnifiquement situé « sur le Finkenberg », mais pour une raison inconnue, leur industrie a été à nouveau arrêtée. L' entreprise Hommell de Ribeauvillé produit depuis de nombreuses années d'excellents vins mousseux de différentes qualités et à différents prix à partir des excellents produits de cette région. La qualité du Zahnacker est considérée comme absolument brillante. M. Dirler a crée depuis plusieurs années une fabrique de vins effervescents à Bergholz (Haute Alsace). Les produits régionaux (soit les raisins du cru) y sont également transformés avec beaucoup de succès. On ne sait pas si la manufacture de champagne Cossö à Pfastatt utilise également des vins du pays. Il convient également de mentionner le plus grand établissement Vix-Bara à Schiltigheim près de Strasbourg, qui s'approvisionne en matière première en Champagne."

Très ancienne étiquette de mousseux Finckenberger (Molsheim) de 1834 - Collection Roland Moser
Très ancienne étiquette de mousseux Finckenberger (Molsheim) de 1834 - Collection Roland Moser

L’article se poursuit avec des informations importantes concernant les choix qualitatifs des producteurs alsaciens [5] : "De nombreuses expériences réalisées montrent clairement que dans l'industrie du vin mousseux, le facteur principal est le choix du vin et que des réglementations très spécifiques doivent être respectées lors de la récolte, du pressurage et du premier traitement en cave. Le vin mousseux peut être élaboré à partir de n’importe quel type de vin ; mais pour avoir le caractère correct d'un vrai vin de champagne, seuls des cépages particuliers peuvent être utilisés, en premier lieu le Pinot noir connu en Alsace et qui occupe la première place en Champagne sous l'appellation « Plant doré ». Outre le Pinot noir, il existe toute une gamme de cépages de Pinot qui donnent également les meilleurs résultats dans l'industrie du vin mousseux. Alors par ex. le Pinot gris (Graukläwer, Ruländer) qui donne d'excellents produits. Plus productifs que les variétés ci-dessus et également utilisables sont le Pinot noir grosse race et le Pinot rougin."

Etiquette de Vin Mousseux d'Eguisheim année 1889 - Roland Moser
Etiquette de Vin Mousseux d'Eguisheim année 1889 - Roland Moser

Dans l’état actuel des recherches, il est difficile d’établir qui a démarré la production de vins effervescents en Alsace. L'historienne Élisabeth Clémentz mentionne dans son article "Les antonins d'Issenheim, la vigne et le vin" publié dans "Les fruits de la récolte, études offertes à Jean-Michel Boehler" parues aux Presses Universitaires de Strasbourg en 2007 que vers 1697 "les antonins d'Issenheim ont voulu par le passé faire du vin à la manière de France, ce qui n'a jamais pu réussir et a causé de grosses pertes de vin". Cette "manière de France" semble bien être la tentative de fabriquer du vin gris champenois ou du mousseux dans ce cas les antonins seraient les pionniers malheureux des effervescents d'Alsace.

Ce traité datant de 1722 est de toute première importance pour la connaissance de la culture de la vigne et de l'élaboration des vins, tranquilles et effervescents, telles qu'elles étaient pratiquées en Champagne à la fin du XVIIIe siècle
Ce traité datant de 1722 est de toute première importance pour la connaissance de la culture de la vigne et de l'élaboration des vins, tranquilles et effervescents, telles qu'elles étaient pratiquées en Champagne à la fin du XVIIIe siècle

Une étiquette de F.E Goetz "Haut-Rhin Mousseux" de style romantique conservée au Cabinet des Estampes de Strasbourg représentant l’ancienne porte basse de Ribeauvillé détruite en 1804 ainsi que la ville et les châteaux est mentionné par Roland Moser. [6]

Bouteille de Champagne des établissements Cossé de Pfastatt exposée au Musée du Vignoble et des Vins d'Alsace à Kientzheim (Kaysersberg-Vignoble)
Bouteille de Champagne des établissements Cossé de Pfastatt exposée au Musée du Vignoble et des Vins d'Alsace à Kientzheim (Kaysersberg-Vignoble)

Pour échapper aux taxes douanières, plusieurs maisons champenoises s’étaient déjà avant 1880, installées en Alsace, afin d'y élaborer les vins effervescents dits  Mousseux à partir de vins alsaciens et champenois. On relève Audéout à Avolsheim ou Montbrisson à Molsheim avec son domaine "am Finkenberg" [7]. Mais aussi Cossé à Pfastatt et Vix-Bara à Schiltigheim. 

Un exemple intéressant des constantes adaptations géopolitiques des grandes maisons d’effervescents sont les allemands Deutz & Geldermann qui avaient ouvert une maison de Champagne en 1838 à Aÿ et qui ont pour des raisons de taxes douanières ouvert en 1904 [8] une succursale à Haguenau alors que l’Alsace fait partie de l’Empire allemand. Ils se sont installés à Breisach après 1925 et le retour de l’Alsace à la France.


Des Alsaciens vont également produire des vins effervescents selon la méthode champenoise. Ainsi, Charles Hommel, propriétaire à Ribeauvillé dénomme son nouveau produit "Tisane d’Alsace". Il produisait également un mousseux dont les raisins provenaient du très réputé terroir "Zahnacker"et obtient une médaille d’or à l’Exposition Internationale de Sydney en 1880. 

Charles Hommell propriétaire à Ribeauvillé est un précurseur des mousseux d'Alsace source : Musée du Vignoble et des Vins d'Alsace à Kientzheim (Kaysersberg-Vignoble)
Charles Hommell propriétaire à Ribeauvillé est un précurseur des mousseux d'Alsace source : Musée du Vignoble et des Vins d'Alsace à Kientzheim (Kaysersberg-Vignoble)
Charles Hommell propriétaire à Ribeauvillé est un précurseur des mousseux d'Alsace
Charles Hommell propriétaire à Ribeauvillé est un précurseur des mousseux d'Alsace

Jean Camille Preiss [9] à Mittelwihr-Riquewihr eut quelque temps de la réussite avec sa Sekt-Kellerei et son "Sporen-Sekt - Natürliche Flaschengärung nach französischer Methode" ainsi que son "Champagne – Deutsches Erzeugnis  in französischem Charakter" soit du "Champagne d'Alsace – produit allemand au caractère français " mais l’apparition d’un dépôt dans ses bouteilles lui enleva ses marchés. [10]. E. Bendelé à Eguisheim se joint à ce mouvement. 

Jean Camille Preiss à Mittelwihr-Riquewihr eut quelque temps du succès avec sa Sekt-Kellerei et son "Sporen-Sekt - Natürliche Flaschengärung nach französischer Methode" ainsi que son "Champagne – Deutsches Erzeugnis in französischem Charakter"
Jean Camille Preiss à Mittelwihr-Riquewihr eut quelque temps du succès avec sa Sekt-Kellerei et son "Sporen-Sekt - Natürliche Flaschengärung nach französischer Methode" ainsi que son "Champagne – Deutsches Erzeugnis in französischem Charakter"
Jean Camille Preiss à Mittelwihr-Riquewihr eut quelque temps du succès avec sa Sekt-Kellerei et son "Sporen-Sekt - Natürliche Flaschengärung nach französischer Methode" ainsi que son "Champagne – Deutsches Erzeugnis  in französischem Charakter"
Jean Camille Preiss à Mittelwihr-Riquewihr eut quelque temps du succès avec sa Sekt-Kellerei et son "Sporen-Sekt - Natürliche Flaschengärung nach französischer Methode" ainsi que son "Champagne – Deutsches Erzeugnis in französischem Charakter"

Jean Dirler à Bergholtz eut quand à lui longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux". Ce brillant entrepreneur est né le 22 Mars 1835, il a d'abord été instituteur, mais à partir de 1871, il ne souhaitait pas travailler au service de l'Empire Allemand et a fait le pari de créer son entreprise. Il est devenu Gourmet - à la fois propriétaire de vignes et négociant en vins - et s'est fixé des principes clairs qu'il énoncait sur ses documents commerciaux : "Vins naturels, vins fins ! Telle est la devise sous l'influence de laquelle, en 1871, j'ai commencé la vente de vins. L'extension que mon affaire a prise depuis cette époque me prouve que la voie dans laquelle je suis entré est la bonne, et que, seuls, les vins naturels ont les chances d'un succès durable. Propriétaire de vignes moi-même et gourmet en relations avec les vignerons les plus consciencieux seulement, je ne fournis que des vins rigoureusement purs et j'espère qu'à l'occassion (sic) vous voudrez bien m'honorer d'une petite commande à titre d'essai". Son entreprise a connu un très grand succès, grâce à sa stratégie ambitieuse de mener de front le développement de la commercialisation de vins fins et sa communication innovante. 

Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - Source Famille Dirler-Cadé
Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - Source Famille Dirler-Cadé
Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - source : Famille Dirler-Cédé
Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - source : Famille Dirler-Cédé
Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - source : Famille Dirler-Cédé
Jean Dirler à Bergholtz eut longtemps du succès avec son "Mousseux d’Alsace" et son "Kitterlé mousseux" - source : Famille Dirler-Cédé

La famille Dirler-Cadé conserve et expose un très beau portrait de Jean Dirler peint en 1889 par le peintre alsacien Eugène Arbeit (1824-1900) ainsi qu’une "Nature morte aux bouteille de mousseux", œuvre d’Antoinette Arbeit (1857-1951), fille du précédent. Dans son apparente immobilité, cette nature morte peinte en 1889 met en lumière des symboles et des souvenirs et nous raconte toute l’histoire d’une famille de vignerons alsaciens.

Le "Voltaire Champagne – Grand Vin mousseux de Riquewihr" de J.G DOPFF-SCHMIDT
Le "Voltaire Champagne – Grand Vin mousseux de Riquewihr" de J.G DOPFF-SCHMIDT
Le "Voltaire Champagne – Grand Vin mousseux de Riquewihr" de J.G DOPFF-SCHMIDT
Le "Voltaire Champagne – Grand Vin mousseux de Riquewihr" de J.G DOPFF-SCHMIDT

Il est certain que nos vignerons et gourmets alsaciens faisaient preuve de créativité commerciale sur les marchés français et allemands. Leurs étiquettes en témoignent. Ainsi, le "Voltaire Champagne – Grand Vin mousseux de Riquewihr" de J.G DOPFF-SCHMIDT c’est-à-dire élaboré par Jean Gustave Dopff (1854-1935) et Julie Schmidt (1862-1927) nous offre à voir une très belle étiquette qui met en valeur Voltaire qui avait en 1753 acquis des vignes à Riquewihr. Non seulement ces firmes élaborent leurs propres mousseux, mais elles travaillent pour d'autres viticulteurs. Ainsi on retrouve la mention de "Hauler Mousseux" (Rouffach), "Mousseux de Mittelwihr" de Eugène Henny, "Muscat Mousseux" de Louis Trimbach à Ribeauvillé, "Schloss-Sekt Geissberg" de Brauer à Ribeauvillé, ou "Schwiegermutter-Sect" le "sekt des belles-mères" des Gebruder BOTT à Ribeauvillé.

"Schwiegermutter-Sect" le "sekt des belles-mères" des Gebruder BOTT à Ribeauvillé.
"Schwiegermutter-Sect" le "sekt des belles-mères" des Gebruder BOTT à Ribeauvillé.

Les Mousseux des vignerons alsaciens avaient une très bonne réputation en particulier car ils étaient élaborés avec des raisins du cru et précision importante à l’époque où toutes les falsifications étaient tolérées dans l’Empire allemand, les effervescents des vignerons alsaciens étaient élaborés avec du vin naturel. Mieux encore nos alsaciens produisaient des Mousseux de terroirs : les célèbres crus Kitterlé, Sporen, Zahnacker étaient les plus mis en valeur.

Très vite, les produits alsaciens connurent un tel succès que les autorités allemandes vont limiter leur développement sous la pression des producteurs de sekts allemands car ces derniers craignaient la concurrence. Hugh Johnsons dans son ouvrage Weingeschichte : "Die Deutschen verlangten von den Elsässern nie etwas anderes als einen billigen Wein. Da Deutschland der Kunde geworden war, konnte das Elsaß nur wenig haltbaren Wein auf Masse produzieren (1871 machte die Anbaufläche des Elsaß ein Viertel von ganz Deutschland aus, auf der sie 39% des deutschen Weins produzierten) "  [11] soit "Les Allemands n'ont jamais demandé aux Alsaciens autre chose que du vin bon marché. Depuis que l'Allemagne est devenue cliente, l'Alsace n'a pu produire qu'une petite quantité de vin de garde « à grande échelle » (en 1871, la superficie cultivée en Alsace représentait un quart de l’ensemble de la surface viticole allemande, produisant 39 % du vin allemand)".

Barbara Kaufhold, dans sa thèse "Deutsche Sektreklame von 1879-1918, Ihre Entwicklung unter wirtschaftlichen, gesellschaftlichen und künstlerischen Aspekten" évoque la situation particulière de la production d’effervescents en Alsace : "Die deutsche Sektindustrie „bekam“ die Reichslande Elsaß-Lothringen : sie konnte dadurch die inländische Rohstoffbasis für die erhöhte Sektproduktion nach 1871 bis 1918 wesentlich erweitern.[12] " soit "L'industrie allemande du vin mousseux a « obtenu » le Reichsland Alsace-Lorraine : elle a ainsi pu élargir considérablement la base nationale de matières premières pour une production accrue de vin mousseux après 1871 à 1918."

C'est en visitant l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et en assistant à une démonstration de dégorgement que Julien Dopff (1883-1972) a l’idée de lui-aussi commercialiser le "Champagner Dopff".
C'est en visitant l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et en assistant à une démonstration de dégorgement que Julien Dopff (1883-1972) a l’idée de lui-aussi commercialiser le "Champagner Dopff".

C'est dans ce contexte difficile, que les vignerons alsacien tentent de faire connaître leurs produits de qualité. Les Expositions Universelles seront souvent l'occasion de faire la promotion de leurs effervescents. C'est justement en visitant l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et en assistant à une démonstration de dégorgement que Julien Dopff (1883-1972) a l’idée de lui-aussi commercialiser le "Champagner Dopff". Il n'a alors que 18 ans et persuade son père d'effectuer un stage de deux ans à Épernay [15]. A l'issue de sa formation il y ouvre un bureau pour commercialiser du "Champagne Dopff". Sur ses premières bouteilles on retrouve les mentions Épernay et Riquewihr. Le vin nommé "Carte Blanche", était composé uniquement de pinots d’Alsace-Lorraine [16] alors que le "Champagne Mousseux ou Champagne Dopff" était composé de pur vin de la Champagne dont les moûts étaient achetés en Champagne et "importés" en Alsace (alors allemande) pour y être vinifiés. L’ensemble des opérations étant effectuées à Riquewihr. Le bureau d’Epernay servant pour le marché français et l’exportation hors Allemagne. [17]

C'est en visitant l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et en assistant à une démonstration de dégorgement que Julien Dopff (1883-1972) a l’idée de lui-aussi commercialiser le "Champagner Dopff".
C'est en visitant l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et en assistant à une démonstration de dégorgement que Julien Dopff (1883-1972) a l’idée de lui-aussi commercialiser le "Champagner Dopff".

« Il n’est de Champagne que de Champagne ».[18]

Conscients de la valeur que représente le Champagne, les Champenois cherchent dès la fin du XIXème siècle à mettre en place des règles prévenant l'usurpation de leur patrimoine. Ils obtiennent en 1887 un arrêt de la Cour d’appel d’Angers reconnaissant la propriété du mot Champagne exclusivement aux vins issus de la Champagne. Ils demandent en 1905 au ministère de l'Agriculture la délimitation de la "Champagne viticole" et l'exclusivité du nom Champagne aux vins "récoltés et manutentionnés complètement dans la Champagne viticole". L’Alsace est à ce moment un Reichsland allemand et peut continuer à utiliser le nom Champagne jusqu’en 1918. A partir de 1919, l’Alsace redevenue française ne peut plus utiliser le mot Champagne, le seul et vrai Champagne ne pouvant se faire qu’en Champagne. La Loi du 6 mai 1919 interdit l’usage du mot Mousseux pour le vin de Champagne et rend obligatoire l’utilisation du terme "Mousseux" pour tous les autres vins mousseux de France. Les alsaciens passèrent contraints et forcés au Mousseux. Mais le Mousseux qui était longtemps noble et prestigieux se paupérise car se développe le procédé de la cuve close, ainsi que des processus industriels ou des apports de gaz qui vont totalement dévaloriser les mousseux de qualité élaborés selon la méthode champenoise.[19]

Grand Vin Mousseux de Guebwiller, Domaines Schlumberger années 1920 - source : Roland Moser
Grand Vin Mousseux de Guebwiller, Domaines Schlumberger années 1920 - source : Roland Moser

A partir de 1927, l’abbé Daniel Bergey, député de la Gironde et curé de Saint-Emilion obtient par des textes législatifs et réglementaires la distinction des vins mousseux en deux catégories : la méthode champenoise (mention facultative) et la cuve close (mention obligatoire). En Alsace, de moins en moins de producteurs élaborent des mousseux de méthode champenoise, il y a encore Schlumberger qui produisait du "Alsace mousseux" et du "Mousse d’Alsace" (Marque déposée en 1923 au Greffe du Tribunal de Colmar) et puis finalement seul le Domaine Dopff au Moulin poursuit la production.

Le mot Crémant désignait dès le XIXe siècle en Champagne un vin demi-mousseux d’une mousse légère ou de petite mousse qui blanchissait délicatement le verre et s’évanouissait rapidement, on disait alors qu’il "crêmait". Grand Crémant, AY.
Le mot Crémant désignait dès le XIXe siècle en Champagne un vin demi-mousseux d’une mousse légère ou de petite mousse qui blanchissait délicatement le verre et s’évanouissait rapidement, on disait alors qu’il "crêmait". Grand Crémant, AY.

La naissance du Crémant d’Alsace 

Dans les années 1960, le jeune Michel Lateyron qui prend la présidence de tous les élaborateurs français de vins mousseux de méthode champenoise souhaite développer le Crémant de Loire. Charles Quittanson alors inspecteur général à la direction de la Répression des fraudes va imposer le terme "Crémant". 

Le mot Crémant désignait en Champagne un vin demi-mousseux d’une mousse légère ou de petite mousse qui blanchissait délicatement le verre et s’évanouissait rapidement, on disait alors qu’il "crêmait". Ce terme n’était pas péjoratif car les maisons de Champagne qui le commercialisaient l’associaient à plus de vinosité et moins de piquant. Ce terme n’était plus utilisé en Champagne et les champenois ne s’opposèrent pas à l’utilisation de terme ayant eux aussi intérêt à la disparition des mousseux médiocres qui nuisaient à l’ensemble des effervescents. L’objectif était alors d’obtenir une loi analogue à la loi Champagne du 6 mai 1919 qui avait extrait le Champagne du monde des vins mousseux. 

En Alsace, quatre entreprises vont particulièrement se mobilier pour faire advenir le Crémant d'Alsace : le Domaine Dopff au Moulin (Riquewihr), la cave coopérative d'Eguisheim, la cave coopérative de Westhalten et le Domaine Sparr (Sigolsheim). Pierre Dopff et Pierre Hussherr (qui a pris la direction de la cave coopérative d’Eguisheim devenue Wolfberger) vont s’associer aux longues tractations et négociations nationales. Pour en savoir plus je vous invite à lire les deux articles écrits par Jean-Paul Krebs dont les références sont en bibliographie.

Le 7 novembre 1974, ces différentes forces se sont regroupées au sein d’un syndicat de producteurs de mousseux alsaciens. Ce syndicat a apporté sa contribution aux travaux engagés au niveau national et européen sur la définition de la méthode de production consacrée sous l’indication « Crémant »

Finalement après un long combat, la "loi Crémant" qui réserve le terme Crémant aux vins mousseux d’appellation d’origine est publiée au Journal Officiel le 4 juillet 1975. Dès le 17 octobre 1975 suivant paraissent les décrets Crémant de Bourgogne et Crémant de Loire puis en 1976 du Crémant d’Alsace, du Crémant de Bordeaux (1990), du Crémant de Limoux (1990), du Crémant de Die (1993), du Crémant du Jura (1995), du Crémant de de Savoie (2014) mais aussi du Crémant du Luxembourg (1991) et du Crémant de Wallonie (2008).

L’appellation AOC Crémant d’Alsace née le 24 août 1976 succède donc à de nombreuses dénominations et appellations successives. Il s’agit d’une "œuvre de raison" partagée avec d’autres régions productrices d’effervescents comme la Bourgogne, la Loire, le Bordelais. Une œuvre fondée à la fois sur un projet de qualité et un objectif économique. [20] Et maintenant avec bientôt 50 ans d'existence une véritable réussite commerciale et économique mais aussi gustative avec l'émergence de nombreuses cuvées de "Crémant d'Alsace" d'excellence !


Notes de bas de page :

[1] Les effervescents de Bourgogne : deux siècles d’une étonnante histoire” – Thomas Labbé (UMR ARTEHIS – Cabinet PArHIS)

[2] Caroline CLAUDE-BRONNER, Histoire de la lutte contre les maladies de la vigne en Alsace de 1800 à 1939, Mémoire de Maîtrise d'Histoire, 1997

[3] Claude MULLER, Alsace une civilisation de la vigne, Editions place Stanislas, 2010

[4] Das Reichsland Elsass-Lothringen, Landes-und Ortsbeschreibung. 1. Teil : allgemeine Landesbeschreibung. - 1901 / herausgegeben vom statistischen Bureau des Ministeriums für Elsass-Lothringen , J. H. E. Heitz (Strassburg) , 1901-1905, page 191

[5] Das Reichsland Elsass-Lothringen, Landes-und Ortsbeschreibung. 1. Teil : allgemeine Landesbeschreibung. - 1901 / herausgegeben vom statistischen Bureau des Ministeriums für Elsass-Lothringen , J. H. E. Heitz (Strassburg) , 1901-1905, page 191

[6] Roland MOSER, La publicité du vin d’Alsace, Reber Editions, 2019

[7] Le « Finkenhof », ferme historique du lieu-dit, est une ancienne propriété des moines Chartreux de Molsheim. Les vins issus de ce lieu-dit étaient exportés jusqu’à la cour du roi d’Angleterre pendant deux siècles (XVIIème et XVIIIème siècles).

[8] https://www.geldermann.de/tradition/geschichte/

[9] https://www.alsace-histoire.org/netdba/preiss-jean-adolphe-camille/

[10] Liblin Joseph, Le Vignoble du Haut-Rhin, 1862, Colmar

[11] Hugh Johnsons Weingeschichte. Bern – Stuttgart 1990, page 394

[12] Barbara Kaufhold, Deutsche Sektreklame von 1879-1918, Ihre Entwicklung unter wirtschaftlichen, gesellschaftlichen und künstlerischen Aspekten, Inaugural-Dissertation zur Erlangung des Grades eines Doktors der Philosophie in der Abteilung für Geschichtswissenschaft der Ruhr-Universität Bochum , 2002, http://webdoc.sub.gwdg.de/ebook/dissts/Bochum/Kaufhold2003.pdf

[13] Plaquette Exposition Universelle de 1900 – Carte des Vins Restaurant de la Maison Kammerzell Vieux Strasbourg éditée par Léon Boll

[14] https://www.aupieddestroischateaux.fr/généalogie/léon-boll-1862-1916/

[15] Claude MULLER, Alsace une civilisation de la vigne, Editions Place Stanislas, page 231 et page 246

[16] Document du 20/01/1916 cité par Roland Moser, La publicité du vin d’Alsace, REBER Editions, 2019

[17] Jean-Paul Krebs, https://blog.vinsalsace.com/reportage/cremant-dalsace-40-ans-dappellation-140-ans-de-fete/

[18] Claudine Wolikow, « De territoires en terroirs du vin : le casse-tête législatif des appellations d’origine (1905-1935) », Crescentis [En ligne], 1 | 2018,

[19] Jean-François BAZIN (ss la direction de), Le Crémant de Bourgogne, Deux siècles d’effervescence, Dunod, 2015

[20] Jean-François BAZIN (ss la direction de) , Le Crémant de Bourgogne, Deux siècles d’effervescence, Dunod, 2015


Bibliographie : 

 

  • Roger Dion, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, Éditions du CNRS, 1959
  • Jean-François BAZIN (ss la direction de), Le Crémant de Bourgogne, Deux siècles d’effervescence, Dunod, 2015
  • Thomas LABBÉ "Les effervescents de Bourgogne : deux siècles d’une étonnante histoire” – (UMR ARTEHIS – Cabinet PArHIS), https://chaireunesco-vinetculture.u-bourgogne.fr/videos/replay-les-effervescents-de-bourgogne-deux-siecle-dune-etonnante-histoire-thomas-labbe-umr-artehis-cabinet-parhis/
  • Claudine WOLIKOW, "De territoires en terroirs du vin : le casse-tête législatif des appellations d’origine (1905-1935)", Crescentis [En ligne], 1 | 2018, 
  • Caroline CLAUDE-BRONNER, Histoire de la lutte contre les maladies de la vigne en Alsace de 1800 à 1939, Mémoire de Maîtrise d'Histoire, 1997
  • Nicole LAUGEL, L’histoire du Crémant d’Alsace ou la genèse des bulles, J. Do Bentzinger, 2008
  • Roland MOSER, La publicité du vin d’Alsace, REBER Editions, 2019
  • Roland MOSER, L'étiquette du vin d'Alsace ou Qui donc a eu l'idée de mettre le soleil dans nos verres, J. Do Bentzinger, 1993
  • Claude MULLER, Les étiquettes de vin, des images de l'Alsace, éditions S et G Horyzon , 2009
  • Claude MULLER, Alsace une civilisation de la vigne, Editions place Stanislas, 2010
  • Cercle de Recherches Historique de Ribeauvillé et Environs, "Chronique de la viticulture à Ribeauvillé de 1400 à 1900", Revue n°22, 2014
  • Jean-Paul KREBS, a rédigé deux articles publiés sur le blog des vins d'Alsace https://blog.vinsalsace.com/reportage/cremant-dalsace-40-ans-dappellation-140-ans-de-fete/ et https://blog.vinsalsace.com/reportage/cremant-alsace-tresor-flacon/
  • Festgabe den Theilnehmern an der 26 Jahresversammlung des Deutschen Apothekervereins in Strassburg am 23.-27. August 1897
  • Barbara Kaufhold, Deutsche Sektreklame von 1879-1918, Ihre Entwicklung unter wirtschaftlichen, gesellschaftlichen und künstlerischen Aspekten, Inaugural Dissertation zur Erlangung des Grades eines Doktors der Philosophie in der Abteilung für Geschichtswissenschaft der Ruhr-Universität Bochum, 2002, http://webdoc.sub.gwdg.de/ebook/dissts/Bochum/Kaufhold2003.pdf
  • Das Reichsland Elsass-Lothringen, Landes-und Ortsbeschreibung. 1. Teil : allgemeine Landesbeschreibung. - 1901 / herausgegeben vom statistischen Bureau des Ministeriums für Elsass-Lothringen , J. H. E. Heitz (Strassburg) , 1901-1905
  • Le Champagne et le Sekt - Karambolage Arte https://youtu.be/7uE6M053Utw?si=HsPMsU5maePwxeOG et https://fb.watch/qWd6nmXKCD/
  • L'AOC Crémant d'Alsace : https://www.vinsalsace.com/fr/gouts-et-couleurs/aoc/aoc-cremant-dalsace/
  • Article La Revue des Vins de France "Qu’est-ce-que le sekt, ce vin mousseux très populaire en Allemagne ?" publié le 17/03/2024 https://www.larvf.com/qu-est-ce-que-le-sekt-ce-vin-mousseux-tres-populaire-en-allemagne,4850673.asp
  • Cahier des charges de l'appellation d'origine contrôlée CRÉMANT D’ALSACE homologué par le décret n°2011-1373 du 25 octobre 2011, modifié par arrêté du 10 novembre 2016 publié au JORF du 25 novembre 2016


Informations sur l'auteur

Caroline CLAUDE-BRONNER fondatrice de Chemins Bio en Alsace, guide conférencière diplômée en Histoire, fille de vignerons alsaciens, passionnée par ma région, je vous propose mes services de guidage et d'accompagnement dans la bonne humeur et le respect de l'environnement pour tout public, du junior au senior.